Heureux qui comme Slava

« Concours APAJ-Libération 2015 » : Maxime Lancien participe au concours de l’Association pour l’aide aux jeunes auteurs et de Libération avec un texte sur le Moulin jaune sur le thème « Vivre aujourd’hui, entre intimité et fraternité, ici ou ailleurs. »

En savoir plus sur ce concours sur le site de l’APAJ / site de Libération

Texte intégral

Ici, on ne pêche pas à la mouche, comme dans le film Et au milieu coule une rivière… Ici, on pêche l’anguille. On dépose sa canne et on attend patiemment. L’anguille grillée est un met de choix servie avec quelques pirojki. La rivière Blackfoot, dont le lit se fraye un passage à travers les paysages dramatiques du Montana est très loin. Ici, c’est un paisible bras du Grand Morin qui coule le long d’un lieu mystifiant, un microcosme ravissant. Nous sommes à l’Est de Paris. Une heure de train suffit pour rejoindre à la fois le pays créçois, la campagne russe, les forêts finlandaises, une pagode coréenne et même un jardin indien. Depuis la gare, il faut longer la sente boisée sur la gauche pendant quelques minutes. Une porte massive en bois sculpté marque l’entrée d’un domaine unique, clos et à la fois ouvert sur le monde.

Comme la statue de pierre, par ailleurs recouverte de mousse et grimaçante, qui signale à Chihiro l’entrée du monde des esprits devant un tunnel, deux grandes étranges silhouettes en fer se tiennent de part d’autre du portail pour signaler l’entrée d’un rêve, le jardin-théâtre du Moulin Jaune.

C’est un tableau vivant d’Ivan Chichkine qui s’offre alors au regard ébahi. Après tout, le maître des lieux, le clown Slava Polounine, a longtemps vécu à Saint-Pétersbourg comme ce grand maître de la peinture paysagiste russe. Viatcheslav Ivanivitch Polounine, dit Slava, y a établi son laboratoire de création il y a une dizaine d’années. Cet artiste accompli à la renommée mondiale, ainsi que sa famille, sa troupe et ses amis vont et viennent ici, passer quelques jours, quelques semaines ou quelques mois le long du Grand Morin. Slava a recréé dans son moulin différentes atmosphères, inspirées par ses très nombreux voyages pour les représentations de son fabuleux Snow Show. Du salon à la bibliothèque, d’une chambre à une autre, les couleurs, le mobilier, les matières et les espaces changent du tout au tout, parfois de manière éphémère, comme un moulin organique. L’univers esthétique de Slava se rapproche de celui des esprits libres qu’étaient Mikhaïl Chemiakine, sculpteur, peintre et décorateur de théâtre, et Sergueï Paradjanov, cinéaste controversé et censuré par les autorités. Slava mène sa barque au Moulin Jaune, c’est un monde fantasque empreint de poésie qui rappelle les mondes singuliers de ces deux grands artistes russes.

Le jardin est une invitation à la flânerie, à la poésie. C’est un ici, avec ses saules pleureurs, ses hellébores, ses daphné odora, ses hortensias et ses cerisiers. C’est un ailleurs avec son surprenant bateau renversé où l’on vient déjeuner, son pavillon bouddhique coréen pour méditer, à dominance rouge, son salon de thé indien à dominance blanche et cerné par un flet d’eau. Un des fils de Slava passionné par l’Inde y a peint un mandala blanc, un diagramme symbolique, qui se marie harmonieusement avec le mobilier en fer blanc. Jardin bleu, jardin rouge, jardin noir, jardin blanc, jardin de l’eau, leurs noms s’égrènent comme les voyelles du grand poème de Rimbaud. Il faut prendre le chemin en bois rouge vif pour remonter le jardin dans toute sa longueur et parvenir à la fin de ce dernier, où le bras de la rivière s’élargit.

Des Russes, des Allemands, des Français entre autres, cohabitent ici, qu’il s’agisse de participer à la conception du jardin, de gérer la menuiserie, la maçonnerie, de réfléchir sur un spectacle ou de partager un moment en famille, entre amis. C’est un lieu intime où la nature est maître et où chaque détail compte. Le Moulin Jaune est un caravansérail contemporain, une halte pensée pour les artistes, les comédiens d’où qu’ils viennent. Les caravanes qui défilent sont chargées d’histoires folles de l’Oural, de fables incroyables de l’Oblast de Vladimir et de la si belle ville historique de Souzdal.

La grande tempête de 1999, Lothar, a laissé bien des traces dans le jardin-théâtre. Désormais couché dans les herbes folles et les ronces, la carcasse d’un immense poisson blanc gît, ses arrêtes acérées pointées vers le ciel. Long d’environ 12 mètres, le squelette du poisson laisse à penser qu’il s’agissait peut-être d’un cachalot, emporté soudainement par les vents alors qu’il parcourait l’Atlantique avant de s’échouer malencontreusement des milliers de kilomètres plus loin, là sur la berge du Grand Morin. On imagine la tête de Slava en découvrant entre ses lavandes et ses magnolias le cétacé agonisant, impuissant à le sauver. Qu’importe l’histoire de cet arbre mort pisciforme, c’est l’imaginaire qui compte, surtout ici où l’on accueille la très officielle Académie des Fous.

La Confrérie des Chevaliers de la Pomme de Villiers-Sur-Morin se montre au grand jour au Moulin Jaune lorsque ses portes sont ouvertes au public. Tous les membres portent une grande cape verte soyeuse. Sont-ils aussi mystérieux que les francs-maçons ou qu’une toute autre société secrète ? Que sont-ils venus cacher, voir transmettre ? La pierre philosophale ? À moins qu’ils ne viennent partager la recette de la meilleure confiture, de la meilleure tatin ou celle de la simplicité volontaire, inspirée par les écrits d’Henry David Thoreau.

Comme les Japonais qui célèbrent depuis des siècles la beauté des fleurs, celle des sakura, les cerisiers, lors de la coutume d’hanami, Slava invite tout le monde à venir le premier weekend de chaque mois pour vivre un moment de convivialité dans ce cadre bucolique.

Chacun est invité à revêtir la couleur prédéfinie du jour, du jaune, du blanc ou du rose par exemple. Le jardin-théâtre est bel et bien un ailleurs grâce à la poésie qui s’en dégage. Il nous rappelle que la communion avec la nature est depuis toujours source de création et d’inspiration, pour les flâneurs comme pour les artistes. Le rythme des saisons qui passent se fond avec le temps de la narration pour nous conter une belle histoire de fraternité.

(c) Maxime Lancien
maxim.lancien@gmail.com
06.02.06.74.72
AVRIL 2015

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